Quand le pétrole déclinera, c’est l’économie suisse qui vacillera
Ne négligeons pas un Plan Climat
Il y a un sujet que peu osent aborder dans les politiques énergétiques, et pourtant : la Suisse est dépendante d’une énergie qu’elle ne contrôle pas et qui va décliner.
Cette énergie, c’est le pétrole, et avec lui, toute une organisation sociale, économique et logistique qui repose sur sa disponibilité continue.
Pendant des décennies, nous avons bâti notre prospérité sur l’idée que l’énergie, abondante et bon marché, serait toujours là. Mais cette hypothèse devient de plus en plus fragile.
Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le pic du pétrole conventionnel aurait été franchi autour de 2006, avec une stagnation prolongée depuis. En parallèle, nous avons vu l’émergence de pétroles dits “non conventionnels”, plus chers, plus complexes à extraire, et souvent bien plus polluants.
Or, la Suisse n’a jamais produit une goutte de pétrole, ni de gaz, ni d’uranium.
Elle importe aujourd’hui près de 70 % de l’énergie qu’elle consomme, principalement sous forme de pétrole, de gaz naturel, d’électricité et d’uranium pour ses centrales nucléaires. Les sources locales (hydraulique, bois, déchets, solaire, etc.) ne couvrent qu’un quart de nos besoins.
Alors que cette dépendance devient un enjeu stratégique, comment préparer nos collectivités et nos territoires à résister à ces fragilités ?
Comment maintenir un tissu économique solide sans cette énergie invisible qui soutient tout — des transports à la santé, en passant par l’agriculture, les services publics, l'industrie et l'emploi ?.
Une prospérité qui repose sur une énergie que nous ne produisons pas…
La Suisse, championne de l’efficience… importée
Sur le papier, la Suisse semble exemplaire : faible intensité carbone par habitant, mix énergétique bas carbone, infrastructures modernes.
Mais derrière cette image d'efficience, une autre réalité se dessine : nous sommes massivement dépendants d’une énergie que nous ne produisons pas.
Les chiffres sont clairs :
70 % de notre énergie est importée.
87 % de ces importations énergétiques proviennent de pays de l’Union européenne (souvent comme transit, pas comme producteurs).
Nos ressources locales (hydraulique, bois, solaire, déchets) ne couvrent qu’un quart de nos besoins.
Chaque activité économique majeure repose sur cette énergie importée :
La pharmacie, vitrine de l’économie suisse, fonctionne grâce à une chaîne logistique internationale hautement énergivore.
L’horlogerie, le luxe, la haute technologie, l’agriculture de précision… se déplacer (transport)….. : tous ces secteurs dépendent du bon fonctionnement d’un système mondial basé sur des hydrocarbures bon marché.
Et si ce système mondial se grippe, ou que le coût de l’énergie flambe, la compétitivité de la Suisse peut s’effondrer très vite. Et là, on est entrain de manger la boîte de corn flakes…
Une autonomie énergétique largement illusoire
Quand on évoque l’autonomie énergétique, on pense volontiers à nos barrages hydroélectriques, à l’essor du solaire, ou à la biomasse. Mais ces sources ne suffisent pas.
L’hiver notamment, les barrages sont au plus bas, et la Suisse doit importer une quantité importante d’électricité de ses voisins pour éviter les coupures.
Or ces mêmes voisins — la France, l’Allemagne, l’Italie — sont eux-mêmes engagés dans des transitions énergétiques complexes, et pourraient réduire leurs capacités d’exportation dans les années à venir.
Dans ce contexte, la notion d’autonomie énergétique devient illusoire si elle ne s’accompagne pas d’une profonde refonte des usages, des flux, et de la gouvernance énergétique.
Trois quarts de notre énergie sont dépendants de ressources extérieures.
Cette réalité pose une question fondamentale pour les collectivités :
Sommes-nous prêts à affronter un monde où ces flux énergétiques ne sont plus garantis ?
Le pétrole n’est pas qu’une énergie : c’est un multiplicateur de force
On parle souvent du pétrole comme d’un carburant. Mais c’est bien plus que ça. C’est une force de transformation phénoménale.
Un litre de pétrole contient l’équivalent de plusieurs jours de travail humain, concentré en une substance liquide que l’on peut transporter, stocker, brûler à la demande, presque sans effort.
Avec lui, on fait tourner des moteurs, des usines, des camions, des avions, des centrales, des engins de chantier, des bateaux, des hôpitaux.
Cette énergie “magique”, nous l’avons intégrée partout dans nos économies sans même y penser :
🍽️ Dans l’agriculture : pour produire, transformer, emballer, acheminer.
🛠️ Dans l’industrie : pour mouvoir les machines, chauffer, extraire, raffiner, assembler.
🚚 Dans la logistique : pour livrer les marchandises en flux tendus.
🏥 Dans la santé : pour fabriquer, stériliser, ventiler, déplacer.
🏙️ Et bien sûr, dans les bâtiments : pour chauffer, rafraîchir, ventiler.
La Suisse, comme toutes les économies modernes, repose sur cet effet de levier énergétique, hérité d’un siècle d’abondance fossile.
Et cette abondance, nous l’avons exploitée sans penser à sa finitude.
Le problème, c’est que ce levier devient instable. Non seulement le pétrole conventionnel est en déclin, mais son extraction devient plus coûteuse, plus polluante, et moins efficace en retour énergétique.
Et aucune autre source d’énergie ne le remplace à la fois en densité, en portabilité, en flexibilité, et en infrastructure déjà disponible.
Le pétrole, c’est de la force mécanique liquide. Moins il y en a, plus tout ralentit.
Quand l’énergie devient rare, l’économie ralentit
C’est une loi physique autant qu’un constat historique. L’énergie précède toujours l’économie.
Aucune activité humaine ne se crée à partir de rien : il faut de l’énergie pour produire, construire, transporter, stocker, réparer.
Dès lors, quand l’énergie se fait plus rare, plus chère ou plus incertaine, l’économie s’en trouve affectée. On l’a vu à plusieurs reprises :
Crise pétrolière de 1973 : croissance ralentie, inflation, tensions géopolitiques.
Crise Covid-19 : effondrement des flux mondiaux → ralentissement brutal de l’activité → prise de conscience de notre dépendance énergétique globale.
Guerre en Ukraine : hausse fulgurante du prix du gaz → pression sur les budgets publics, industriels, ménages → fragilité énergétique européenne exposée.
Et pourtant, ces chocs n’étaient que des simulations à petite échelle de ce qui nous attend structurellement si les flux pétroliers déclinent de façon continue.
Pour la Suisse, cette dépendance est particulièrement aiguë :
Pas de production nationale d’hydrocarbures.
Peu de leviers pour influencer les prix internationaux.
Une économie tournée vers les échanges, les importations, la haute valeur ajoutée… et donc très sensible aux perturbations des chaînes d’approvisionnement.
La Suisse vit au sommet d’une pyramide de flux mondiaux énergétiques. Si la base devient instable, tout le reste vacille.
Le pétrole, ce n’est pas juste une matière première. C’est le carburant silencieux de tout ce qui fonctionne aujourd’hui — et de tout ce qu’il faudra réinventer demain.
Pourquoi le déclin pétrolier est inévitable (et déjà commencé)
Le pic du pétrole conventionnel : un tournant discret mais décisif
En 2006, un changement majeur est passé inaperçu pour le grand public. Cette année-là, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la production mondiale de pétrole conventionnel a cessé de croître. Elle est entrée dans ce que les géologues appellent un plateau ondulant : une stagnation suivie, lentement mais sûrement, par un déclin.
Ce qu’on appelle pétrole “conventionnel”, c’est celui qui a alimenté la croissance du XXe siècle : facile à extraire, à bas coût, avec un rendement énergétique élevé. C’est le pétrole des grands gisements terrestres d’Arabie Saoudite, du Texas, de Russie ou d’Iran.
Depuis le pic de 2006, l’industrie a maintenu la production mondiale en compensant par des pétroles non conventionnels :
Sables bitumineux (Canada)
Forages offshore profonds (Golfe du Mexique, Brésil)
Shale oil (États-Unis, via fracturation hydraulique)
Mais cette compensation a un coût : technique, économique, environnemental. Elle mobilise davantage de ressources pour extraire moins d’énergie nette. C’est un peu comme si on devait pédaler deux fois plus fort pour aller à moitié moins loin.
Aujourd’hui, une part croissante du pétrole mondial provient de ces sources complexes, qui nécessitent des investissements colossaux, une stabilité géopolitique… et un prix du baril élevé pour rester rentables.
Or, plus le système devient dépendant de ces pétroles, plus il devient fragile.
Le vrai problème : ce n’est pas la pénurie, c’est l’instabilité
Contrairement à certaines idées reçues, le déclin pétrolier ne se manifeste pas par une rupture brutale. Il n’y aura pas un jour “sans pétrole”.
Le pétrole ne va pas disparaître. Il va devenir imprévisible, instable, et inaccessible pour certains usages ou certains territoires.
Et cette instabilité est déjà là :
En 2022, la guerre en Ukraine a bouleversé les flux énergétiques mondiaux. Les prix ont flambé, les contrats ont été renégociés dans l’urgence, les réserves ont fondu.
En parallèle, la pression climatique pousse les investisseurs à se désengager des fossiles, réduisant les financements pour de nouveaux gisements.
Et les grands pays producteurs — Arabie Saoudite, Russie, Iran — arbitrent de plus en plus leurs exportations en fonction d’intérêts géostratégiques.
Résultat : même s’il reste du pétrole, il devient de plus en plus difficile d’en garantir l’accès stable, abordable et continu.
C’est cette imprévisibilité qui met en danger les économies ultra-connectées comme celle de la Suisse.
Pour les collectivités, cela change complètement la donne :
Ce n’est pas seulement un problème énergétique, c’est un problème d’anticipation et de résilience des territoires.
Comment maintenir les services essentiels — mobilité, santé, alimentation, logistique — si les intrants fossiles deviennent rares, chers ou intermittents ?
Anticiper ce scénario, ce n’est pas être alarmiste. C’est faire preuve de lucidité stratégique.
Quand l’homme se comporte comme une bactérie : leçon de nature
Les humains sur la planète ressemblent à des microbes dans un milieu fertile. Tant que les ressources sont abondantes, la population se développe, colonise, exploite. Mais dès que le milieu s’appauvrit ou s’asphyxie, la croissance s’inverse.
« Nous sommes câblés pour essayer de se fatiguer le moins possible… »
« …toute augmentation de population + consommation par personne exerce une pression majeure sur l’environnement. »
Ces propos ne sont pas des métaphores gratuites. Ils illustrent une règle universelle des systèmes vivants — qu’il s’agisse de microbes, d’écosystèmes ou de sociétés humaines :
Phase de croissance : quand les ressources (énergie, nutriments, espace) sont disponibles, tout se développe.
Phase de saturation / stress : les ressources deviennent moins accessibles, les déchets s’accumulent, la compétition s’intensifie.
Phase de contraction ou effondrement : certaines fonctions s’éteignent, certains groupes disparaissent, les systèmes reconfigurent leur équilibre.
Ce que cette dynamique révèle sur l’économie suisse
Une dépendance énergétique difficilement soutenable
Reprenons l’image : une culture microbienne qui fonctionne bien a besoin d’un flux stable, accessible, adapté d’énergie et de nutriments.
Sans cela, elle s’effondre. C’est exactement ce que montre l’expérimentation sur le brassage chauffé : ce n’est pas le temps qui compte, c’est la qualité de l’environnement énergétique.
Et c’est là que l’économie suisse est en tension :
La Suisse importe près de 70 % de son énergie. Aucune production nationale de pétrole, de gaz, ni d’uranium.
Les ressources indigènes (hydraulique, bois, déchets) ne couvrent qu’un quart des besoins.
Et plus de 87 % des importations énergétiques proviennent de pays de l’Union européenne — eux-mêmes en transition et parfois en difficulté énergétique.
Cela signifie que la Suisse fonctionne un peu comme un organisme vivant qui dépend d’un intraveineuse extérieure.
Tout va bien tant que le flux arrive. Mais si la température baisse, si la pression chute, si le liquide devient instable… alors l’organisme ralentit, décline, s’adapte — ou se crispe.
Des signaux faibles déjà visibles sur les territoires
Cette dépendance énergétique commence à produire des effets concrets dans les collectivités, parfois de manière silencieuse :
Tensions sur les budgets publics liés au chauffage, à la mobilité ou à l’approvisionnement.
Report ou gel de certains investissements faute de visibilité énergétique.
Renégociation des contrats énergétiques, incertitude sur les prix.
Injonctions contradictoires : il faut verdir, mais aussi assurer la continuité de service, sans rupture.
Ces tensions ne sont pas encore des crises. Ce sont des signaux faibles. Mais comme dans la dynamique bactérienne, ce sont les premiers indicateurs d’un changement de phase. Et si les conditions ne sont pas ajustées, la dynamique collective peut s’épuiser.
Ne pas subir : agir avec méthode et lucidité
Ce constat peut sembler sombre. Il ne l’est pas. Il est lucide. Et surtout, il montre qu’il est possible d’agir.
Agir, ce n’est pas “faire mieux”, ou “réduire un peu”.
C’est accepter que le système doive évoluer en profondeur, en partant du principe que l’énergie disponible ne sera plus la même demain qu’hier.
Et là, tout commence :
Quels flux faut-il relocaliser/conserver/abandonner ?
Quelles fonctions devons-nous sanctuariser ?
Quels investissements deviennent prioritaires ?
Quelles dépendances devons-nous réduire ?
C’est exactement le type de réflexion que permettent des démarches comme FSSD (Framework for Strategic Sustainable Development) ou les approches de planification par scénarios — et c’est ce que nous verrons dans la suite.
Agir sur les conditions du vivant : vers une stratégie territoriale de résilience
Ce n’est pas “faire plus” ou “faire vert” — c’est changer de logique
Face à la complexité énergétique et écologique actuelle, la tentation est grande de multiplier les petits gestes : remplacer quelques luminaires, installer une borne, lancer un plan vélo…
Mais si la situation ressemble à celle d’un organisme en stress — comme les microbes privés de chaleur et de nourriture dans l’expérience du compost — alors changer de logique devient vital.
Ce que nous montre la dynamique vivante, c’est que :
L’optimisation ponctuelle ne suffit plus : il faut revoir l’environnement global dans lequel les politiques publiques se déploient.
La performance dépend du système, pas des seuls efforts individuels.
Et la résilience se construit par les flux, les priorités, la cohérence, pas par la communication.
Un exemple d’approche structurée : le FSSD
L’approche FSSD (Framework for Strategic Sustainable Development), aussi appelée “méthode suédoise”, est un cadre méthodologique utilisé dans de nombreuses collectivités nordiques pour passer du constat à l’action structurée.
Elle repose sur 5 niveaux de réflexion :
1. Le système : Comprendre le territoire comme un système vivant, interconnecté, dépendant de l’énergie, des matières et des écosystèmes.
2. La vision : Formuler un cap clair à long terme compatible avec les limites planétaires et les besoins sociaux.
3. Les principes de durabilité : Identifier ce qu’on ne peut plus faire (dépasser les seuils, créer des pollutions persistantes, briser les structures sociales).
4. Les actions stratégiques : Définir les pas concrets vers cette vision, avec une logique d’effet levier, de non-regret, et de faisabilité.
5. Les outils : Mettre en œuvre avec les bons instruments : budgets, planification, indicateurs, gouvernance, etc.
Ce cadre n’impose pas de solutions. Il offre une boussole. Et c’est précisément ce dont ont besoin les territoires aujourd’hui.
Chauffer le “milieu” au lieu de pousser les individus
Plutôt que d’exiger plus de performance des agents, des services ou des habitants, la clé réside dans la transformation de l’environnement d’action :
Un sol vivant ne se construit pas en ajoutant un champignon ici ou une bactérie là.
Il se construit en créant les conditions pour que le vivant émerge, se développe, et interagisse.
C’est cette philosophie — inspirée de la microbiologie, mais applicable à la gouvernance territoriale — qui doit guider les stratégies climat et durabilité :
Réduire les frictions systémiques (budgétaires, administratives, culturelles)
Concentrer l’effort sur les flux à haut impact (mobilité, alimentation, foncier)
Renforcer les capacités collectives d’agir localement, avec cohérence
Cela implique parfois de ralentir… pour mieux transformer.
De dire non à certaines actions séduisantes… pour préserver l’énergie stratégique.
De refuser la dispersion pour construire de la densité d’action.
et si l’avenir commençait par une écologie de la lucidité ?
Dans un monde où les crises se succèdent et s’enchevêtrent, il devient difficile de s’orienter, de décider, d’agir.
Entre les injonctions à la transition et les limites systémiques invisibles, nombreux sont ceux qui oscillent entre le découragement et l’activisme désordonné.
Mais la leçon que nous livre l’expérience microbienne, comme les propos du conférencier, est simple, puissante, et porteuse d’espoir :
ce qui compte, ce ne sont pas les slogans ou les intentions — mais les conditions que nous créons.
Créer les bonnes conditions, c’est :
Avoir le courage de regarder en face notre dépendance énergétique.
Accepter que le confort d’hier ne reviendra pas sous la même forme.
Comprendre que la résilience ne se décrète pas, elle se construit.
Et que la transformation commence là où nous sommes : dans nos services, nos budgets, nos politiques d’achat, nos priorités d’aménagement, nos récits.
Face à la complexité, nous pouvons choisir la clarté.
Face à la dispersion, nous pouvons choisir la cohérence.
Et face aux limites, nous pouvons choisir la régénération — pas pour sauver ce qui fut, mais pour préparer ce qui vient.
Et maintenant, par où commencer ?
Voici 4 leviers pour enclencher une stratégie de transformation territoriale réaliste et motivante :
1. Réaliser un état des lieux lucide de votre dépendance énergétique et matérielle.
2. Identifier les flux critiques (mobilité, chauffage, approvisionnement, alimentation) et les leviers d’action prioritaires.
3. Utiliser une méthode comme le FSSD pour structurer vos décisions dans le temps.
4. Créer des environnements fertiles à l’action : culture de la coopération, pilotage par l’utilité, intégration des citoyens, confiance envers les agents.
Et surtout, oser une politique du vivant, pas comme métaphore, mais comme grille de lecture concrète pour traverser l’époque.
Allez plus loin !
Cet article vous a intéressé et vous souhaitez en savoir plus ?